Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Errances philosophiques
4 septembre 2014

La galère de Joligibus

Jologibus 

La corvée de Joligibus[1] consiste à balayer la totalité de la cour de sa caserne. Joligibus a une technique à lui : avant de balayer la totalité d'une dalle, il en balaye la moitié, «souffle un peu», et entreprend de balayer la moitié restante avant la prochaine pause.

Aujourd'hui, il a décidé d'affiner sa technique et de procéder avec la moitié restante comme il a procédé au départ de la dalle entière. Il va diviser en deux la partie restante, « souffler un peu » reprendre le travail, « souffler un peu », diviser à nouveau en deux la partie restante, et ainsi de suite. Ainsi, il « soufflera un peu » beaucoup plus souvent. Travaillant dans l’espace Euclidien, il va se trouver confronté au même problème que la flèche de Zénon qui n'atteint jamais sa cible car il lui reste toujours une moitié de distance à franchir. Selon ce raisonnement Joligibus ne parviendra jamais à balayer la totalité de la dalle et, à plus forte raison, la cour de sa caserne.

Or, dans les faits, la flèche de Zénon atteint néanmoins sa cible. La cohérence du raisonnement de Zénon n'est pourtant pas en cause. L'erreur se trouve donc ailleurs, dans les prémisses. L'erreur, c'est peut-être d'avoir ignoré Démocrite et ses atomes insécables. En effet, l’analyse de Zénon part de l'hypothèse d'un espace indéfiniment sécable. Or la physique quantique démontre le contraire. L’espace et le temps comportent une discontinuité constitutive. Il existe une distance insécable (10-33 cm) la plus petite unité d’espace dans l'univers, tout comme 10-43 secondes représente l’unité de temps incompressible.

Replaçons Joligibus dans l'espace quantique. De moitié d'espace en moitié d'espace il parviendra au seuil de l'espace insécable. A première vue, cela signifie que s’il entreprend de vouloir balayer la moitié de cet espace insécable, c'est en réalité la totalité qu'il balaiera malgré lui. A première vue, dans l’espace insécable 0,5 = 1.

Mais réfléchissons un peu plus : il ne pourra même pas faire effectuer un mouvement à son balais car effectuer un mouvement c'est déplacer le balais de portions en portions d'espace, ce qui est impossible cet espace étant insécable. Dans l'espace insécable, le balais a décrit la distance avant même d'avoir commencé à se déplacer : dans l’espace insécable on est aussi dans le temps incompressible. A priori il reste à Joligibus deux issues possibles : balayer sans se mouvoir ou constater l'impossibilité d'aller plus loin. Dans l’espace insécable 1 = 0.

Or, avant d'arriver à cette unité d'espace insécable, Joligibus avait divisé par deux l'espace précédent. Ce qui veut dire que l'espace précédent faisait deux fois l'unité insécable et que Joligibus avait procédé au balayage de la moitié de ce double espace insécable —c’est à dire la distance insécable elle-même— avant d’aboutir à l’espace [insécable] restant. Cet espace qu’il aurait bien voulu à nouveau diviser par deux. Autrement dit, avant de parvenir à l'unité d'espace insécable Joligibus n'avait pas pu faire autrement que de franchir, à son insu, une distance insécable. Une distance insécable se franchit dans un temps insécable, on ne peut pas se mouvoir sur une distance insécable : c’est comme si on pouvait être au début et à la fin de la distance insécable au même moment. Comme on ne peut pas se mouvoir sur une distance insécable, Joligibus n'avait plus rien à balayer au double de la distance insécable : 2x0 = 0. Mais si on ne peut pas parcourir le double de la distance insécable, cette distance devient elle-même insécable. Dans ce cas, le triple, le quadruple, de la distance insécable, etc, sont eux-mêmes insécables. On ne peut donc pas les parcourir non plus.

En physique quantique la flèche de Zénon a atteint sa cible avant d'être lancée : histoire sans commencement ni fin.

Donc, in fine, Joligibus a déjà fini son travail au moment ou il le commence. Il a intérêt à travailler dans un espace quantique car il a théoriquement fini de balayer avant d'avoir commencé. Il pourra souffler beaucoup.

Cela dit, en réalité Joligibus met beaucoup de temps à balayer sa cour.

A première vue cette histoire démontre une chose : la discontinuité incontournable entre le réel et sa mesure. Elle illustre les limites d’une pensée réduite à ce qu’Heidegger appelle la « pensée calculante », une pensée sans sujet, envahissante, qu’il décrit comme la menace de notre temps : « La révolution technique qui monte vers nous depuis le début de l’âge atomique pourrait fasciner l’homme, l’éblouir et lui tourner la tête, l’envouter, de telle sorte qu’un jour la pensée calculante fût la seule à être admise à s’exercer. Quel grand danger nous menacerait alors ? Alors la plus étonnante et féconde virtuosité du calcul qui invente et planifie s’accompagnerait... d’indifférence envers la pensée méditante, c’est-à-dire d’une totale absence de pensée. Et alors ? Alors l’homme aurait nié et rejeté ce qu’il possède de plus propre, à savoir qu’il est un être pensant. »[2]

Revenons à notre discontinuité. Peut être s'agit il d'une discontinuité entre le réel et sa mesure, à moins —et ce n’est pas exclusif— qu’il ne s’agisse d’une discontinuité propre à la raison qui ferait qu'elle se limiterait elle-même. C’est ce que l’on peut déduire du théorème d'incomplétude de Kurt Gödel[3], lequel affirme que toute théorie formelle non contradictoire des mathématiques contient une proposition qui n'est ni démontrable, ni réfutable. Elle est indécidable. Ceci, bien que cette proposition soit « vraie « au sens intuitif du terme : elle formalise en effet l'affirmation selon laquelle la théorie est cohérente, ce qu'on a supposé dés le départ.

Ce qui compte pour les mathématiciens c’est la conclusion de ce théorème : tout système formel comporte des propositions indémontrables[4]. Mais ce qui nous importe ici c’est de comparer le processus déductif et sa conclusion : la raison démontre l’indémontrable, elle démontre ce qui l’exclus totalement. La raison démontre qu’il est vrai que, dans certaines circonstances, elle est dans l’impossibilité de distinguer le vrai du faux. Elle démontre une incompétence intrinsèque à s’appliquer elle-même à elle-même. Il y a là un paradoxe qui rappelle le « Paradoxe de Russel »[5] et qui semble mettre en évidence les limites de la formule de Kant selon laquelle « c'est dans la conformité avec les lois de l'esprit que consiste l'élément formel de toute vérité »[6].

A cet égard on peut parler de discontinuité ontologique de la raison. Or c’est dans ce hiatus de la raison que se loge le libre arbitre.

Mais il s’agit d’une autre histoire.

Jean-Claude Marot, août 2013

[1] Uderzo, Gosciny, «Une aventure d'Asterix le Gaulois - Le Bouclier Arverne», Dargaud ed.

[2] Martin Heidegger, « Sérénité » in Questions III, traduit par André Préau, Gallimard, 1966, p. 180

[3] Jean-Paul Delahaye, « L'incomplétude le hasard et la physique », Pour la science, 5-2007.

[4] incomplétude logique des mathématiques

[5] Soit l'ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes ; est-ce que ce nouvel ensemble se contient lui-même ?

[6] E. Kant, « Critique de la Raison Pure » PUF, Paris 1968

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Errances philosophiques
Publicité
Archives
Publicité