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Errances philosophiques
4 septembre 2014

Qu’est-ce que l’art ?

 

Qu'est-ce que l'art ? Platon comme Aristote conçoivent l’art à travers la grille de la « mimésis » pris dans le sens d’imitation ou de représentation. Dans « Temps et Récit »[1] Paul Ricœur précise que si nous traduisons « mimesis par imitation, il faut entendre tout le contraire du décalque d’un réel préexistant et parler d’imitation créatrice. Et si nous traduisons mimesis par représentation, il ne faut pas entendre par ce mot quelque redoublement de présence. ».

Aristote pointait déjà du doigt la distance existant entre la chose représentée et son imitation : l’imitation ressemble à cet objet mais n’est pas lui, elle résulte du travail de l’artiste, de la manière dont il met en forme son modèle ; l’imitation peut donc être belle, en tant que fruit de l’élaboration de l’artiste, à partir de n’importe quel modèle, et même si ce modèle n’est pas beau en lui-même[2]. Kant ajoute que l'art véritable ne réside pas dans la représentation d'une belle chose mais dans la belle représentation d'une chose[3].

Dans la perspective traditionnelle, la théorie mimétique fait de l’artiste celui qui dépeint le vraisemblable. Mais qu’en est-il s’il sort du vraisemblable ? Dans « La transfiguration du Banal »[4], le philosophe critique d’art Arthur Danto soulève la question suivante : « Les femmes de Picasso qui sont dépeintes de manière incohérente avec les deux yeux du même coté de la tête sont-elles de bonnes imitations de créatures féminines dont l’existence exige une révision de nos notions physionomiques, ou s’agit-il de mauvaises imitations de femmes normales ? ». Danto met ainsi en évidence le fait que la théorie mimétique peut conduire à poser des questions qui n’ont pas de sens par rapport à ce que l’artiste cherche à signifier à travers son œuvre, des questions qui, en outre, dénaturent l ‘imagination du créateur. La théorie mimétique n’épuise donc pas la définition de l’art et c'est d’ailleurs avec la mise à l'écart du concept de mimésis que la première théorie de l'art comme activité du génie a pris forme chez Kant.

La mimesis est aussi à considérer sous l’angle de la fabrication d’un nouvel objet, autonome par rapport à son modèle réel. Dans l’antiquité, l'art ne se distingue en rien de l'artisanat. Pour Aristote l'art est le domaine de la poïésis, tout à la fois création et production par l’être humain[5]. S'appliquer à un art, dit Aristote[6], « c'est considérer la façon d'amener à l'existence une de ces choses qui sont susceptibles d'être ou de ne pas être, mais dont le principe d'existence réside dans l'artiste (le facteur) et non dans la choses produite. L'art en effet ne concerne ni les choses qui existent ou deviennent nécessairement, ni non plus les êtres naturels, « qui ont en eux-mêmes leur principe ». L'œuvre d'art est avant tout une production humaine, c'est-à-dire un artefact. Mais, nous dit Hannah Arendt, contrairement aux autres artefacts les œuvres d'art ne visent aucune utilité pratique : parmi les productions humaines les œuvres d’art « [...] sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société [...] Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage, mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. »[7] 

Selon Pline l’Ancien, l’artisan est devenu artiste lorsqu’il a le premier réalisé un portrait en argile. La poterie a une fonction utilitaire. Le portrait en argile a perdu cette fonction. Donc, c’est en se désolidarisant de l’œuvre artisanale et en perdant la fonction utilitaire de cette dernière, que l’œuvre d’art aurait acquis sa spécificité. 

Néanmoins, dans les faits, cette distinction est parfois difficile à établir : le créateur d’un nouveau parfum est il un artisan ou un artiste ? Alors, faut il toujours opérer une distinction essentielle entre l’artisan et l’artiste ? Comme si, note Danto, « un objet ne pouvait pas être de l'art s'il a une utilité »[8]. Analysant l’ « art contemporain » à travers le Pop’art (objets triviaux transfigurés en icônes) et le Ready-Made (objet industriel exposé tel quel par l'artiste), Danto s’interroge : « Il se peut que tout au long de l'histoire de l'art, jusqu'à une époque très récente, les œuvres d'art aient joui d'une identité double, en premier lieu comme objets utilitaires et pratiques, et ensuite comme vecteurs d'une signification spirituelle. »[9] 

Le fait que la théorie de l'art de Kant repose sur la mise à l'écart du concept de mimésis et que certaines tendances artistiques remettent en cause la distinction traditionnelle entre l’artiste et l’artisan, témoigne de la difficulté à donner une définition précise de l’art. En fait, la bonne définition de l’art reste une question récurrente et l’émergence de l’art dit contemporain n’a fait qu’accentuer ce problème.

Art ?

Pour Danto, avec l’art contemporain l'art est arrivé à son achèvement[10]. Avec l'art contemporain, dit Danto, je pense que « [...] toutes les possibilités de l’art ont été réalisées, et que donc, d’une certaine manière, l’histoire de l’art est finie. Elle ne s’est pas arrêtée, mais elle est terminée, en ce sens qu’elle a pris conscience d’elle-même et est devenue, d’une certaine manière sa propre philosophie : c’est-à-dire que l’art se trouve dans l’état prédit par Hegel dans sa philosophie de l’histoire »[11].

L’émergence de l’art contemporain correspond à un changement spectaculaire de paradigme[12]. Dans ce contexte il semble qu’il soit devenu impossible de concevoir une définition unique de l’art.

Dès lors, c’est ce changement de paradigme qui devient l’objet de toutes les interrogations. Serait il possible de comparer l’émergence de l’art contemporain à un phénomène discontinu tel que Thom le défini dans la théorie des catastrophe[13], à la manière, par exemple, d’un phénomène de composition[14] ?

 

Jean-Claude Marot, août 2014

[1] Paul Ricoeur, « Temps et récit 1 », Paris, Seuil- Coll. « L’ordre philosophique », 1983.

[2] fr.wikipedia.org/wiki/Poétique_(Aristote)

[3] Emmanuel Kant, 1790, « Critique de la faculté de juger », Garnier Flammarion (2000) Collection Philosophie

[4] Arthur Danto, 1989, « La Transfiguration du banal » Ed. Seuil.

[5] « la poïésis comprise comme œuvre fondamentale de la création de mondes (au sens phénoménologique du terme) par les êtres humains » André-Frédéric Hoyaux « De la poïésis comme expression et construction des mondes », in « Activité artistique et spatialité », Symposium Pluridisciplinaire (21 et 22 Mars 2007), Sous la direction de Anne Boissière, Véronique Fabbri et Anne Volvey Maison de la Recherche. Université Lille 3.

[6] Aristote « l'Ethique à Nicomaque » chapitre 4, sixième partie

[7] Hannah Arendt, « La Crise de la Culture », Folio Essais, 2006

[8] Arthur Danto, « Après la fin de l'art », Paris : Seuil, « Poétique », [1992] 1996, p. 150.

[9] Arthur Danto, ibid.

[10] « L’art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de révolu » G. W. F. Hegel, « Cours d’esthétique », trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenke, Paris, Aubier, 1995, t. 1, p. 18.

[11] Arthur Danto, « La transfiguration du banal », Seuil 1989, p. 25

[12] Isabelle Thomas-Fogiel « Le Pop-Art : enjeux philosophiques et artistiques » Conférence prononcée à l’université d’Ottawa en 2008

[13] René Thom, 1984, « Stabilité structurelle et morphogenèse » Dunod, 2e édition

[14] Raymond Boudon, 1979, « La logique du social », Hachette Paris, 2009

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